La fermeture des frontières a-t-elle un impact sur la qualité des drogues de rue ?
Depuis la fermeture de la frontière canado-américaine aux voyages non essentiels, à la mi-mars, l’accessibilité des drogues sur le marché noir est plus difficile ; entraînant une baisse de la qualité de certaines drogues. « Si on coupe l’approvisionnement en fermant les frontières, ça va chambarder le marché noir alors c’est évident qu’il va y avoir un effet sur les produits et les consommateurs », explique Éric Langlois, conseiller scientifique à l’Institut national de santé publique du Québec (Entrevue téléphonique, le 6 octobre 2020). Cette année, pour les mois de janvier à septembre, 16 253 saisies ont été effectuées par le service frontalier comparativement à 26 285 à pareille date en 2019.
Une augmentation importante et inquiétante de surdoses a d’ailleurs été enregistrée cet été, à Montréal. Le nombre de surdoses au Québec n’a jamais été aussi élevé, causant un triste record. Près de 30 personnes en sont mortes depuis le mois de juillet. « C’est sûr qu’il y a un lien entre la qualité des drogues et la fermeture des frontières. Il y a une crise de surdoses, mais elle était aussi là avant la pandémie », mentionne Jean-François Fallu, professeur à l’Université de Montréal et spécialiste en toxicomanie. (Entrevue téléphonique, le 5 octobre 2020)
Quelles sont les conséquences qu’entraîne le manque de substances sur le marché noir ?
Ayant moins de marchandises disponibles sur le marché noir, les consommateurs peuvent se trouver devant des produits auxquels ils ne sont pas habitués. « Les gens pensent acheter une certaine drogue, mais finalement ce n’est pas la bonne. Par exemple, ils veulent du crystal meth, mais c’est de la kétamine », explique Camille Garnier, coordonnatrice du centre supervisé de consommation, Spectre de rue, organisme dont l’approche permet la diminution des méfaits liés à l’usage des drogues (Entrevue téléphonique, le 7 octobre 2020). Par conséquent, la quantité prise habituellement par le consommateur n’est pas la même. Il est alors conseillé d’en prendre de plus petite quantité afin de tester le produit et de diminuer les chances de surdoses.
Dû à la fermeture des frontières, certains fournisseurs ne peuvent plus offrir les mêmes produits. Des consommateurs se retrouvent donc avec un substitut du produit auquel ils sont habitués où la qualité est moindre. « Il y a une méconnaissance du contenu du produit, alors il peut y avoir des conséquences non souhaitées dont des surdoses ou des décès par surdoses », indique Éric Langlois.
Une crise de surdoses ?
Il n’y a pas que la crise des opioïdes, mais aussi celle des surdoses. « Les trafiquants se tournent de plus en plus vers des substances encore plus puissantes et lors de la conception de celles-ci en laboratoire, il arrive parfois des contaminations croisées », explique Jean-François Fallu. Utilisant le même matériel pour produire différentes drogues, « les trafiquants ne mettent pas intentionnellement du fentanyl dans l’ecstasy », poursuit Fallu. Une conséquence, dénonce-t-il, d’un environnement non contrôlé.
« Présentement l’héroïne est coupée au fentanyl ou des fois c’est juste du fentanyl. Il ne semble plus vraiment avoir d’héroïne en ce moment », énonce Garnier. Les sites supervisés d’injection permettent d’agir lors de surdoses de fentanyl en donnant de la naloxone, un médicament qui renverse les effets d’une surdose d’opioïdes. Par contre, plusieurs ressources ont dû fermer à cause de la COVID-19, ce qui rend encore plus difficile la prévention des cas de surdoses. En Colombie-Britannique, dont Vancouver est l’épicentre de la crise des opioïdes au Canada, 229 personnes sont mortes d’une surdoses durant les mois de mars et avril.
L’État a-t-il un rôle à jouer ?
Pour Jean-François Fallu, la cause première de décès par surdose c’est la prohibition. De ce fait, il croit que les autorités sanitaires devraient s’y attarder comme elles le font pour la COVID-19. Les opioïdes ont fait 3823 morts au pays en 2019. « Les autorités sanitaires doivent s’appuyer sur la science et sans nécessairement faire un changement dans la loi tout de suite, mais plutôt un changement dans les directives », explique-t-il. Alors que Kathleen Roussel, directrice des poursuites pénales du Canada, a ordonné il y a de cela trois semaines à ses procureurs de cesser de déposer des accusations criminelles contre la possession simple de drogues, Fallu se désole de voir que le Québec ne suive pas cette tendance. Camille Garnier abonde dans ce sens en mentionnant l’importance de la prévention et que de « décriminaliser fait partie des pistes de solution ».
Fallu croit que c’est une erreur de penser que les surdoses ne touchent que les toxicomanes. « Il y a des cas de décès de jeunes personnes qui consomment de manière occasionnelle et de façon récréative, il ne faut pas négliger l’aspect que ça touche aussi les personnes qui n’ont pas des troubles de l’usage. » Rendre rapidement accessible des analyses de drogues pour tester les produits, par les autorités sanitaires, viendrait atténuer les chances de surdoses.
L’approvisionnement sécuritaire par les autorités sanitaires, une solution ?
Fournir des drogues contrôlées ainsi que des médicaments aux personnes qui y sont dépendantes, font partie des solutions pour lutter contre les surdoses qui sont parfois mortelles, selon Fallu. « Une personne ayant un trouble de l’usage à l’héroïne ne va pas arrêter d’en consommer parce qu’elle n’en a pas accès, elle va tout de même trouver quelque chose et elle risque d’en mourir. » Il ajoute que « si les gouvernements avaient autant à cœur la vie des personnes qui consomment des drogues que celles qui risquent d’attraper la COVID, on pourrait trouver une façon d’encadrer la production des drogues pour avoir un produit contrôlé ».
La pandémie a-t-elle exacerbé la consommation de drogues et les surdoses ?
Bien que Camille Garnier n’observe pas une hausse de visites à son centre supervisé de consommation, elle y voit tout de même de nouveaux visages. « Plus de gens sont portés à consommer avec la COVID-19, ils sont encore plus isolés et vulnérables. Certains avaient arrêtés de consommer ou d’autres consommaient moins, mais là ils tombent dans leur ancien pattern. »
Le stress, la perte d’emploi, l’isolement social, ce sont tous des facteurs qui peuvent contribuer à la consommation de drogues engendrés par la pandémie. « L’isolement social oblige les gens à consommer davantage seul, il n’y a donc pas d’entourage pour réagir lors d’une surdose. On sait qu’en général les décès par surdose se produisent chez des personnes qui sont seules », conclut Fallu.
Sources :
https://www.ledevoir.com/societe/584750/epidemie-de-surdoses