Que revendique le groupe Solidarité Québec-Haïti ?
Le matin du mercredi 2 octobre, le collectif activiste Solidarité Québec-Haïti a manifesté son mécontentement devant l’école d’arts martiaux Académie Ness Martial, où le premier ministre sortant Justin Trudeau s’entraînait à la boxe. La quinzaine de manifestants dénoncait le soutien qu’offre le gouvernement libéral au président haïtien Jovenel Moïse, au pouvoir depuis 2016 jusqu’en 2021, qu’ils qualifient comme responsable de la crise haïtienne actuelle.
« On demande au gouvernement canadien d’arrêter de soutenir le régime répressif, corrompu et illégitime en Haïti », déclarait le leader de la manifestation Yves Engler. « La vaste majorité des Haïtiens rejette ce président mais la seule raison pourquoi Jovenel Moïse est toujours au pouvoir, c’est parce qu’il a le soutien d’Ottawa, de Washington et de Paris. »
Cette manifestation fait suite à l’occupation du local électoral de Justin Trudeau qu’avait organisé Solidarité Québec-Haiti deux jours plus tôt. Le premier ministre n’était pas présent et n’avait pas répondu à la demande de conversation lancée par le groupe. Trudeau ne s’est donc pas adressé aux manifestants.
Agence France-Presse
Quelles sont les causes de la crise haïtienne actuelle ?
Depuis le 7 février 2019, la population haïtienne organise des manifestations massives dans les rues, encouragée par les partis d’opposition, afin de dénoncer le régime de Jovenel Moïse. La légitimité du scrutin qui l’a placé au pouvoir en 2016 a été remise en question et la population accuse Moïse et son gouvernement d’être corrompus; des accusations corroborées par l’Indice de perception de la corruption de Transparency International, qui a placé Haïti au 161e rang des pays les plus corrompus. Un rapport de la Cour supérieure des comptes sur le détournement des fonds du PetroCaribe – qui a été prêté à Haïti par le Vénézuéla – a alimenté la grogne populaire: le président et quinze de ses ministres et hauts fonctionnaires y sont visés.
À tout cela s’ajoute la pénurie d’essence, la hausse de son prix ainsi que l’augmentation du coût de la vie qu’éprouvent le pays, sans compter la brutalité policière qui a fait de nombreuses victimes. « Haïti est en crise de gouvernance comme elle ne l’aura jamais été, puis pour Haïti c’est pas peu dire […] », déclare François Audet, directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’aide humanitaire de l’UQAM.
Rebecca Blackwell
Est-ce que Haïti est dans un état de crise permanent ?
L’histoire politique d’Haïti est marquée par son instabilité depuis la moitié du 20e siècle; les manifestations contre le gouvernement de Jovenel Moïse s’inscrivent dans une longue lignée de contestation contre le pouvoir établi. Coups d’État, révoltes, tollés et violences ont marqué les différents régimes haïtiens, que ce soient ceux des Duvalier père (1957-1971) et fils (1971-1986), de Jean-Bertrand Aristide (1990-1996) ou de René Préval (1996-2001 et 2006-2011). De plus, Haïti a subi des catastrophes majeures : le tremblement de terre (plus de 230 000 morts) et l’épidémie de choléra en 2010 (7000 morts pour 540 000 contaminés) ainsi que l’ouragan Matthew en 2016 (372 morts et perte de gibier et de cultures). Rien pour améliorer la situation d’Haïti, qui est déjà le pays le plus pauvre des Amériques.
Selon François Audet, les Haïtiens sont constamment dans un état de crise, expliquant ainsi leur révolte actuelle : « Les Haïtiens ont une fatigue assez importante de ne pas avoir accès au minimum de base pour vivre adéquatement. On parle d’eau potable, on parle d’assainissement, d’accès à l’éducation, d’accès à des services de base… Haïti actuellement n’a pas ça pour sa population et cela fait des années, voire presque une génération que la situation est comme ça. Donc la frustration est sous-jacente et tout à fait justifiée. »
Félix Poncelet-Marsan
Est-ce que la relation entre le Canada et Haïti risque de se détériorer ?
Les manifestants haïtiens ont donné entre autres comme raison à leur soulèvement, l’influence étrangère dans la politique de leur pays. Dans la semaine du 30 septembre, les représentants des pays membres du Core Group – dont le Canada fait partie – se sont entretenus avec les dirigeants des partis politiques haïtiens afin de trouver une solution à la crise; un acte qui a été mal reçu par la plupart des manifestants. « Quand les gilets jaunes manifestent en France est-ce qu’il y a un Core Group qui vient parler avec eux ? Non », a illustré Antonin Davilus, un manifestant. « On ne veut plus de cette ingérence internationale : laissez les Haïtiens gérer leurs affaires. »
Le Canada s’est effectivement mêlé des affaires d’Haïti en offrant son soutien à ses forces policières, envoyant même des policiers – essentiellement québécois – afin de les former. Ces mêmes forces policières entravent et repoussent les manifestants, souvent de manière violente. De plus, le Core Group – et le Canada par extension – ne compte pas démettre Jovenel Moïse de ses fonctions, ce qui risque d’exacerber les tensions entre le Canada et la population haïtienne.
Puisque la communauté haïtienne du Canada est un des plus grands groupes ethniques non européens du pays, il n’est pas étonnant que ses membres se manifestent à leur tour; surtout à Montréal où ils sont au nombre de 100 000. « La diaspora haïtienne […] qu’on a ici au Canada et à Montréal en particulier est extrêmement au fait de ce qui se passe là-bas », explique François Audet. « C’est une communauté – comme on dit – tissée serrée, très politisée. Alors ce qui se vit en Haïti se vit aussi avec la communauté haïtienne de Montréal, c’est pas surprenant évidemment que les ponts se fassent, que la mobilisation se fasse […]. »
Radio France internationale
Quelles actions ont été entreprises pour régler les crises haïtiennes ?
Les Nations unies ont entrepris plusieurs opérations afin de soutenir Haïti, la dernière en date étant la Mission des Nations Unies pour l’appui à la Justice en Haïti (MINUJUSTH), dont le mandat a été établi 2017 et qui avait notamment pour but de « renforcer les institutions de l’état de droit ». Cette opération a pris fin le 15 octobre sur ordre du Conseil de sécurité des Nations unies qui souhaite entreprendre une nouvelle mission ultérieurement, alors que le conflit semble loin d’être terminé.
Ces missions onusiennes ont été critiquées par bon nombre de témoins de la politique haïtienne, qui les considèrent comme des échecs. « MINUSTAH (qui a pris fin en 2017), MINUJUSTH, rien de cela n’a empêché la situation de se détériorer », déclare Franklin Midy, professeur associé au département de sociologie de l’UQAM. « Mon analyse à moi, c’est que ça n’a rien changé », surenchérit le sociologue Frédéric Boiron. « Ce qu’il fallait faire en Haïti c’est l’implantation de la démocratie après le départ des Duvalier et cela n’a pas été fait. »
Félix Poncelet-Marsan
Que peut faire le Canada pour aider à régler la crise haïtienne ?
Selon Yves Engler, plusieurs actes pourraient être entrepris par le gouvernement: « [Le Canada pourrait] arrêter de soutenir la police haïtienne qui massacre les manifestants […], sortir du Core Group […], s’excuser aux Haïtiens pour la politique d’ingérence canadienne dans les quinze dernières années…»
François Audet est du même avis: « Le premier ministre canadien […], doit et peut jouer un rôle dans la fabrication d’une solution […]. Le Canada peut jouer un rôle d’acteur diplomatique dans une récupération politique ou dans l’imposition d’une force internationale. » Il est toutefois conscient que la recherche d’une solution ne sera pas immédiate: « Maintenant ici on est en pleines élections […] Aucun des chefs de parti – puisque le premier ministre est sortant – est en posture d’amorcer quoi que ce soit. Donc malheureusement, ça ira à après les élections, mais il pourrait y avoir des engagements qui pourraient être pris […]. » Toutefois, l’absence remarquée du volet international aux débats électoraux pourrait également démontrer que le sort d’Haïti ne sera pas une priorité gouvernementale.
Sources
https://www.ledevoir.com/monde/ameriques/564109/le-canada-appele-a-lacher-jovenel-moise
https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2019-3-page-153.htm#
https://minujusth.unmissions.org/%C3%A0-propos
https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-621-x/89-621-x2007011-fra.htm