Qu’est-ce qui a fait en sorte que l’affaire Skripal a tant fait les manchettes ?
Alors que les pays occidentaux se concertent à nouveau pour condamner la Russie et son rôle dans des cyberattaques, la tension est à son comble. Pour mieux comprendre ce contexte géopolitique, il est nécessaire de se rappeler l’événement qui a mis le feu aux poudres en Grande-Bretagne : la tentative d’assassinat échouée de Salisbury. Ancien officier russe pour les services du renseignement militaire, Sergueï Skripal est devenu un agent double pour le Royaume-Uni. Alors que ce fait s’est rapidement médiatisé à l’époque, le personnage lui s’est estompé, pardonné par le président Dmitry Medvedev en 2010 après une arrestation par le FSB (Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie, anciennement le KGB) et un séjour de quatre ans dans un camp de travail en Mordovie. À sa sortie, il se réfugie avec sa fille en Grande-Bretagne dans la petite bourgade de Salisbury. Huit ans plus tard, sans le moindre avertissemement, c’est de nouveau le drame. Skripal et sa fille sont retrouvés inconscients sur un banc de parc, empoisonnés au Novichok, un agent innervant développé dans les années 1970 dans les laboratoires de l’URSS. Avec le contexte politique déjà tendu entre la Russie et les forces occidentales, le récit tragique s’est embrasé comme un feu de paille. Chaque nouvelle parcelle d’information pointait vers quelque chose de plus grand et de plus absurde, jusqu’à l’empoisonnement mortel de deux passants et la divulgation de l’identité des suspects d’origine russe qui se sont eux-mêmes défendus sur Russia Today, la chaîne de nouvelles gouvernementale.
Metropolitan Police (Grande-Bretagne)
Pourquoi l’intervention médiatique des deux hommes a-t-elle été qualifiée d’absurde ?
Imaginez deux Américains qui prétendent se nommer Jack Smith et John Doe qui affirment avoir pris un vol direct du Texas uniquement pour visiter une église à Sainte-Thérèse durant deux jours. Maintenant, imaginez que ces visites se sont effectuées dans le même laps de temps où un ennemi connu de la CIA s’y fait agresser avec une arme typiquement américaine. Le scénario était déjà digne d’un roman d’espionnage tarabiscoté, jusqu’à ce que le site de journalisme citoyen Bellingcat en ajoute une couche : l’un des deux hommes serait en fait un colonel hautement décoré du renseignement militaire. C’est à peu de chose près la situation, avec les fameux Ruslan Boshirov (alias Colonel Anatoliy Chepiga selon Bellingcat) et Alexander Petrov, qui ont raconté leur court périple en sol britannique en faisant les éloges de la cathédrale de Salisbury. « La lecture que j’en fais c’est que Moscou envoie systématiquement des messages à deux niveaux : ‘’il s’agit d’une fabrication, les visages se ressemblent tous en Russie, etc.’’ Pour certains, le niveau d’investigation de l’histoire ne va pas plus loin; l’ouest est responsable de propagande et de ‘’russophobie’’ », explique Yann Breault, cofondateur de l’observatoire de l’Eurasie & spécialiste de la géopolitique des États postsoviétiques, lors d’une entrevue téléphonique le 2 octobre. « La cassette de la victimisation passe auprès d’un grand public. Au niveau d’un public plus instruit et étranger, c’est un message clair : ‘’si vous pensez augmenter le niveau de confrontation avec la Russie, regarder le genre de problème avec lesquelles vous pourriez vous ramasser.’’ »
Martin Ouellet-Diotte
Comment un tel empoisonnement en sol étranger a-t-il été rendu possible ?
Selon les informations divulguées par le gouvernement britannique, Anatoliy Chepiga et son comparse auraient emporté le Novichok dans une bouteille de parfum spécialement conçue pour être à l’épreuve des fuites, en dissimulant simplement le tout dans leurs bagages. Les deux hommes ont ensuite pris le temps de faire du repérage près de la résidence de leur cible, avant de vaporiser la substance neurotoxique sur la poignée de la porte d’entrée. Ils se sont rapidement débarrassés du réceptacle encore rempli dans une ruelle avoisinante. Les hommes ont disposé d’un soutien sophistiqué pour se procurer l’agent innervant et ce qui serait très certainement des faux passeports, toujours selon le renseignement britannique.
Youtube (via RT)
L’État russe est-il réellement derrière l’attentat au Novichok ?
« Je m’explique mal cette affaire. Quelle était la motivation des Russes pour liquider ce type? C’est un autre mystère. », relate le politicologue. Selon lui, plusieurs théories sont à explorer dans cette affaire et elles ne remonteraient pas toutes à un Vladimir Poutine revanchard. « Une des thèses qui me semble plausible, même si cela reste de la spéculation, c’est la question de la rivalité entre le GRU (direction générale des renseignements) et le FSB. Le GRU a toujours eu la réputation d’être un peu moins raffiné dans leurs opérations, est-ce que ça ne pourrait pas être un coup du FSB pour essayer d’affaiblir le renseignement militaire en faisant mal paraitre le GRU auprès de Poutine ? » Avec les indices disponibles, l’événement est certainement relié à une force établie en Russie, mais il est impossible de savoir avec certitude qui aurait ordonné l’attaque sur Skripal, plusieurs gros joueurs ont sans doute leur propre épingle à tirer de l’échiquier géopolitique.
Wikimedia Commons
Y a-t-il eu d’autres cas semblables à l’affaire Skripal dans les dernières années ?
Le cas semblable le plus connu est sans doute celui d’Alexander Litvinenko, un ancien officier du FSB qui avait reçu l’asile politique au Royaume-Uni avant d’être empoisonné au polonium-210 en 2006. Aucune accusation formelle n’a été portée dans cette affaire, mais l’assassinat a alimenté les tensions entre les Britanniques et les Russes, surtout suite au rapport de Scotland Yard qui désigne l’ex-pays soviétique comme seul responsable possible. Il n’est pas rare que des opposants au régime de Poutine, d’anciens espions ou des journalistes se fassent assassiner ou qu’ils trouvent la mort dans des circonstances nébuleuses, en Russie comme à l’étranger. Cependant, il est très difficile, voire impossible, de remonter avec certitude le fil de ces événements et de désigner un responsable. « Pour parler de stratégie d’attentat politique, ce serait d’avaliser sans preuve la thèse selon laquelle ces attentats sont commandités en haut lieu », résume Yann Breault.
Wikimedia Commons
Et la suite des choses, reste-t-il des questions sans réponses ?
Bien des questions sont toujours sans réponses, notamment la raison de cette attaque et les impacts à long terme sur les relations diplomatiques entre la Russie et l’Occident qui seront causés par cette histoire. Il ne faut pas non plus oublier que la guerre se produit aussi au niveau de l’information et des outils de propagande. Certains questionnent ce qui se cache dans l’ombre de Bellingcat alors que d’autres pointent du doigt la redoutable efficacité des Russes. « Ce que l’on-dit de la propagande russe ce n’est pas qu’ils visent à véhiculer une idéologie ou un discours alternatif, mais plutôt à semer le doute! C’est d’envoyer toute sorte de choses contradictoires qui n’ont pour autre objectif que de miner la confiance que les citoyens ont envers leurs médias et ultimement leurs gouvernements », rappelle Yann Breault.
Sources :