Qu’est-ce que le mouvement #EleNão ?
Le 29 octobre, le Brésil élit Jair Bolsonaro à la tête du pays. Avec 55,13 % des voix contre 44,87 %, il bat son adversaire du Parti des Travailleurs (PT) Fernando Haddad. Un « virage », une « rupture », titrent les grands médias du monde entier. Le peuple brésilien, lui, se déchire depuis le début de la campagne.
Un mois plus tôt, samedi 29 septembre 2018 : des centaines de milliers de personnes sont réunies à São Paulo, Rio de Janeiro, Porto Alegre, et plus de 80 autres villes dans le monde pour manifester contre Jair Bolsonaro. Le candidat à la présidentielle du Brésil représente le Parti social libéral (PSL) et est alors en tête des sondages du premier tour.
Lancé par le groupe Facebook « Femmes unies contre Jair Bolsonaro », Ele não signifie « pas lui », en portugais. Le hashtag, utilisé plus d’un million de fois sur Twitter et Instagram, est surtout repris par des internautes féminines ou de minorités sexuelles et de genres. Car Jair Bolsonaro, surnommé « le Donald Trump des tropiques » par les médias du monde entier, est surtout connu pour ses propos homophobes, racistes et misogynes.
Une semaine plus tard, le 7 octobre, les résultats du premier tour tombent : Jair Bolsonaro est qualifié pour le second tour avec 46,46 % des voix. Face à lui, Fernando Haddad, le successeur de l’ex-président Lula au PT, obtient 28,69 % des voix. Le mouvement #EleNão continue sur les réseaux sociaux, où les publications sont parfois accompagnées des hashtags #EleNunca, soit « lui, jamais » ou #DitaduraNuncaMais, « la dictature, plus jamais », en référence à sa nostalgie affichée de la dictature militaire (1964-1985).
Portal Brasil
Dans quelles conditions les Brésiliennes vivent-elles ?
Le 5 août 2018, le Brésil est sous le choc après la diffusion, par une chaîne de télévision locale, d’images de vidéosurveillance montrant un homme en train de battre sa femme dans une voiture. Les images, datant du 22 juillet, montrent ensuite le corps de Tatiane Spitzner, avocate de 29 ans, chuter du balcon de son appartement, situé au 4e étage. Son mari, Luis Manvailer, 32 ans nient avoir tué son épouse.
Cette affaire relance le débat sur les violences conjugales et, plus largement, sur les violences faites aux femmes au Brésil. Depuis 2006 la loi Maria Da Penha reconnaît les violences à l’encontre des femmes et la législation de 2015 considère le féminicide comme circonstance aggravante. En parallèle, le taux de féminicides du pays est le 5e plus élevé au monde en 2015, avec une victime toutes les 90 minutes. Les femmes noires sont de plus en plus touchées.
Question parité, d’après le Global Gender Gap Report 2017, le pays se situe au 90e rang sur 144. On est loin du Nicaragua, situé à la 7e place, le pays le plus performant d’Amérique latine et des Caraïbes.
« En terme de politique strictement de genre, le Brésil n’est pas très avancé. L’avortement est toujours interdit, le divorce est relativement récent, les jugements de divorces sont souvent défavorables aux femmes. Le pays accuse un certain retard », juge Julian Durazo-Hermann, professeur de sciences politiques et spécialiste de l’Amérique latine et des Caraïbes (Entrevue, 15 octobre 2018).
À l’échelle de l’Amérique latine, le Brésil est parmi les pays les plus riches. En 2015, il est le premier PIB de la région, loin devant l’Argentine et la Colombie. Mais des disparités ont lieu à l’intérieur du pays. Selon Julian Durazo-Hermann, si les conditions de vie et de travail sont meilleures en milieu urbain, ce n’est pas en lien direct avec les mouvements de protestation des Brésiliennes. « C’est plutôt un gain fait par la croissance économique, les politiques sociales faites par Lula, aussi », pense-t-il.
Sérgio Silva
Que prévoient Jair Bolsonaro et Fernando Haddad pour les femmes du Brésil ?
Jair Bolsonaro est un député de 63 ans. Ex-capitaine de l’armée, apologiste de la dictature militaire qui a régné sur le Brésil entre 1964 et 1985, il est à la tête du Parti socialiste-libéral (PSL), qualifié d’extrême droite.
« Oui, c’est un candidat d’extrême droite, affirme Julian Durazo-Hermann, par ses positions politiques qui sont vraiment à l’extrême de l’échiquier autant économique que social. Mais je dirais également de par sa façon de faire en politique, par son mépris des institutions, des partis politiques ».
Face à lui, Fernando Haddad, 55 ans (photo). D’origine libanaise, ancien maire de São Paulo et professeur d’université, il s’est lancé dans la campagne pour remplacer l’ex-président Lula au PT, dès son invalidation le 11 septembre. « Nous voulons unir ceux qui s’intéressent aux plus pauvres de ce pays si inégalitaire. Nous voulons un grand projet pour le Brésil, profondément démocratique, qui recherche inlassablement la justice sociale », a-t-il lancé à l’annonce des résultats du premier tour.
Au Brésil, l’IVG n’est légale qu’en cas de viol, de risques pour la mère ou pour le fœtus. Le sujet n’apparaît dans aucun programme, mais les deux candidats sont contre l’assouplissement de ces règles. Seul Fernando Haddad s’est montré en faveur du planning familial.
Antonio Cruz/Agência Brasil
Bolsonaro est-il vraiment un « nouveau Donald Trump » ?
C’est le surnom qui lui colle à la peau depuis le début de la campagne, mais selon Julian Durazo-Hermann, la ressemblance entre le candidat brésilien et le président des États-Unis est discutable. D’après lui, ce n’est pas leurs parcours de vie qui les rapprochent. Tandis que Donald Trump vient du milieu des affaires, Jair Bolsonaro est un ancien capitaine de l’armée, devenu député dans la région de Rio.
« C’est dans leur façon de faire en politique qu’ils s’inspirent l’un de l’autre.[…] Le mépris affiché des institutions, l’appel à l’action immédiate, cette idée de construire l’adversaire comme un ennemi à détruire … là ils se ressemblent », assure le professeur de sciences politiques.
Dans un pays lassé de la gauche, où plus de 80 % de la population est catholique ou protestante, les positions conservatrices de Jair Bolsonaro lui ont permis d’obtenir le soutien de puissants lobbies. Surnommés les BBB, ils rassemblent des dizaines de parlementaires défendant les intérêts de l’agrobusiness (Bœuf), de l’Église (Bible) et la libéralisation du port d’armes (Balle). Ce n’est pas sans rappeler les plus de 100 anciens lobbyistes présents dans l’administration de Trump, ou le soutien que le président américain apporte au puissant lobby des armes à feu, la NRA (National Rifle Association).
À l’instar de son homologue nord-américain, Jair Bolsonaro veut rompre avec la gauche et toute forme de socialisme. « Dans le cas brésilien, ça veut dire une réduction importante des aides sociales, la fin du programme de la Bolsa familia, la fin des contrôles sur le salaire minimum », liste Julian Durazo-Hermann.
Léo Cabral
Quelle est la place des femmes dans la politique brésilienne ?
Le 31 octobre 2010, Dilma Rousseff devient la première présidente femme du Brésil. Ancienne militante communiste, torturée dans les années 1970 sous la dictature, elle renvoie une image de femme forte sous la bannière du Parti des travailleurs (PT). Réélue en 2014, elle est destituée deux ans plus tard pour « pédalage budgétaire », une manipulation qui vise à cacher le déficit budgétaire du pays.
Aujourd’hui, Marina Silva (photo), candidate de Rede Sustentabilidade (Réseau durable) éliminée au premier tour de 2018, est une des plus appréciées. Engagée pour la protection de la forêt amazonienne et pour les droits des indigènes, elle est l’ancienne ministre de l’Environnement de Lula.
En 2017, le Brésil ne compte que 4 % de ministres femmes et 14,8 % de sénatrices. Le rapport Women in Politics réalisé par l’Union interparlementaire le place 154e et 167e dans les classements mondiaux, au même niveau que la Turquie ou le Myanmar.
Selon Julian Durazo-Hermann, la popularité de l’extrême droite n’influence pas la présence des femmes en politique. « Bien que ça n’ait jamais été paritaire, la représentation des femmes dans les assemblées législatives est en croissance. […] En même temps il y a une augmentation importante de femmes élues, autant au niveau fédéral que dans les États », explique-t-il.
Folha de São Paulo
Qui sont les électrices de Jair Bolsonaro ?
Si les femmes représentent plus de la moitié de l’électorat du pays, qui sont les pro-Bolsonaro ? Connu mondialement pour ses phrases-chocs, machistes, homophobes et racistes, Jair Bolsonaro n’en est pas moins le candidat favori des électeurs brésiliens.
« Pour les électeurs de Bolsonaro, ces propos-là peuvent être traités comme des aberrations, des excès du candidat, mais qui n’entament pas nécessairement son projet central qui lui est un projet extrêmement libéral d’un point de vue économique. » avance Julian Durazo-Hermann.
Pendant la campagne, le candidat s’est aussi montré ferme quant à la lutte contre l’insécurité. En 2017, le Brésil a recensé plus de 60 000 homicides, dont 4 539 victimes femmes. Un climat d’insécurité règne auprès des Brésiliennes et selon le professeur de sciences politiques, cela les inciterait à voter Bolsonaro. « Les femmes qui se sentent contraintes par le fait qu’elles ne peuvent pas sortir le soir, qu’elles doivent être accompagnées, qu’elles ont un plafond de verre dans leurs emplois, sont tentées par cette promesse de sécurité », estime-t-il.
Le 28 octobre, plus de 147 millions de Brésiliens se sont rendus aux urnes pour le second tour. Bien qu’elles soient plus nombreuses que les hommes, les femmes étaient moins représentées dans les résultats du premier tour. Selon le journal Folha de São Paulo, 70 % des électrices sont indécises, votent nul ou blanc.
Sources:
Sciences Po ; Le1 ; Le Devoir ; Gazeta do povo ; Courrier international ; RFI ; Folha de São Paulo ; ONU ; Le Monde