Faut-il annuler une série qui encourage la grossophobie ?

Une question qui a beaucoup fort médiatisée cet été : une pétition réclamait la non-diffusion de la nouvelle série Netflix Insatiable, qui met en scène une jeune femme autrefois grosse – jouée par une actrice mince rembourrée pour avoir l’air grosse – qui, à la suite d’un accident, devient mince, populaire, et elle profite de sa nouvelle situation pour se venger. La bande-annonce a suscité beaucoup de réactions, principalement du mécontentement, particulièrement chez la comédienne Debbie Lynch-White qui accuse cette série de grossophobie.

Julie Artacho, photographe professionnelle et militante contre la grossophobie, se moque carrément de cette série. « C’est juste mauvais », dit-elle visiblement dégoûtée.  (Entrevue 19 septembre 2018). Elle déplore l’ajout d’un coussin pour rendre l’actrice grosse dans la série et juge ce choix irréaliste et insultant. Selon elle, la série, qui a finalement été diffusée sur Netflix, ne vaut pas la peine d’être écoutée. Elle est convaincue que ce sont les plus jeunes générations qui en souffriront le plus.

«Disons-leur de s’entourer de gens capables d’amour de soi. Comment peut-on faire autrement qu’être fortes et fières, quand on s’entoure de femmes qui osent s’aimer dans un monde qui leur a appris à s’haïr ?», s’interroge Manal Drissi dans l’une de ses chroniques du magazine Châtelaine.

Ce ne sont pas toutes les séries et les films sur Netflix qui discriminent les personnes grosses. Le récent film Sierra Bruges est une perdante fait du bien. « J’ai braillé ma vie ! », dit Julie Artacho. Sierra est une adolescente qui ne se hait pas, avec une bonne confiance en elle, mais qui se fait intimider constamment sur son physique ou son orientation sexuelle. « Ce film a tellement parlé à mon ado intérieur », confie la jeune femme de 34 ans. Tout comme la protagoniste du film, elle fantasmait qu’un garçon allait voir au-delà du physique, étant très consciente qu’elle ne vivait pas la même situation que ses amies « plus dans les normes ». Selon les critiques et les commentaires reçus, ce n’est pas la seule femme à avoir vécu tant d’émotions et de bouleversements en regardant ce film. « À ne pas écouter durant les SPM », s’exclame-t-elle en riant.

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Qu’est-ce que la grossophobie ?

Étymologiquement la grossophobie signifie « la peur des gros ». Le terme n’ayant pas encore été défini dans un dictionnaire, l’encyclopédie en ligne L’Internaute lui donne le sens sociologique d’« hostilité envers les personnes grosses ou obèses ». Bonne nouvelle : le 14 mai 2018, Gras Politique, un collectif de personnes grosses qui milite contre la grossophobie, publie un article annonçant que le Petit Robert ajoutera le terme à ses mots en 2019 en le définissant tel que : « attitude de stigmatisation, de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids ».

Ainsi, le mouvement est en chemin au Québec. Ce sont principalement Manal Drissi, Gabrielle Lisa Collard, Guylaine Guay, Édith Bernier et Julie Artacho qui prennent la parole dans les médias pour dénoncer la grossophobie. Julie Artacho s’amuse à dire qu’elle est devenue « la spécialiste des grosses personnes ».

« J’ai torturé mon corps. Je l’ai empiffré, affamé, mutilé, je l’ai traîné sur des kilomètres de pistes de course jusqu’à l’effondrement, je l’ai privé d’eau pour ne pas qu’il se boursouffle, je l’ai fait casanier pour le préserver du regard d’autrui », écrit Manal Drissi.

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Santé et poids sont-ils des synonymes ?

Selon l’Institut national de santé publique du Québec, entre 2013 et 2014, l’obésité a atteint un record de 18% chez les adultes. De 2003 à 2014, la proportion des femmes de 18 ans et plus souffrantes d’obésité est passée de 13,9% à 16,8%, selon des statistiques de Santé et Services sociaux du Québec.

Une étude menée aux États-Unis pendant 19 ans publiée en 2015, démontrent qu’une personne mince qui n’est pas en forme, a autant de probabilités de faire du diabète qu’une personne grosse en forme. Être grosse ou obèse n’est qu’un seul facteur, qui ne permet pas de dresser un bilan de santé. Ce sont les habitudes de vie qui comptent. « Si tes habitudes de vie ne te font pas maigrir, est-ce que ça invalide tes habitudes de vie ? », s’exclame Julie Artacho. D’après elle, les gens tentent du mieux qu’ils peuvent de contrôler tous les facteurs qui influencent le poids : le sommeil, l’alimentation, l’exercice physique, la bonne gestion du stress, etc. Or, c’est impossible de toujours avoir le contrôle. « Il y a une différence entre avoir l’air en santé et être en santé », déclare-t-elle. Elle soutient qu’il est important de bouger, de bien manger, de s’amuser, de faire le maximum, mais aussi de le faire pour les bonnes raisons. Tenter d’atteindre un idéal de beauté selon « des normes très nichées de la société » n’en est pas une. Elle croit fermement qu’il est temps de défaire cette pensée que plus on est mince, plus on est en santé, car c’est plus que ça être en santé. C’est bien documenté, c’est une question de métabolisme, de génétique, et de plusieurs autres facteurs. « Si toi tu sais que tu fais de ton mieux, c’est tout ce qui compte. », affirme-t-elle. Son alliée, Manal Drissi, le dit aussi : « Je n’ai jamais été aussi malade qu’en essayant d’avoir l’air « en santé ». Je n’ai jamais été aussi en santé que quand j’ai arrêté de croire que la grosseur était une maladie. »

Julie Artacho dénonce aussi les médecins qui n’écoutent pas et qui prescrivent, ou disent tout simplement de perdre du poids, sans même avoir fait les tests nécessaires. « J’ai une amie qui avait mal au genou, et on lui a dit de perdre du poids… Finalement, elle avait une tumeur », s’attriste Julie Artacho. La croyance populaire est de penser que les gros sont fainéants, paresseux ou gloutons. « Oui, il y a gens qui mangent mal, qui ne bougent pas, mais ces gens-là viennent dans tous les types de corps. » Sans oublier qu’être «glouton» peut aussi cacher une personne avec des troubles d’alimentation, qui ne se voient pas et ne se devinent pas aisément. Selon Julie Artacho, la société a créé une séparation absurde en pensant que lorsque quelqu’un est très mince, elle est forcément anorexique ou boulimique, mais lorsqu’une personne est grosse, c’est forcément de sa faute, ou encore, de la faute de ses parents. La stigmatisation est associée à plein d’impacts négatifs sur la santé physique et mentale. « Les personnes grosses peuvent aussi souffrir de troubles alimentaires, faire des dépressions, s’isoler parce qu’elles ont trop honte », soulève la jeune Montréalaise née à Terrebonne avec une mère professeure d’éducation physique.

Au Canada, près d’une jeune fille sur trois âgées de 12 à 18 ans est au prise avec une perturbation au niveau de son comportement alimentaire et au niveau de son attitude face à la nourriture, selon un document publié par Anorexie et boulimie Québec (ANEB). De plus, « l’anorexie, la boulimie et les troubles de l’alimentation non spécifiés de forme moins sévères touchent jusqu’à 100 000 femmes et filles au Québec », d’après l’ANEB.

C’est absurde de penser que c’est normal que des petites filles de moins de 10 ans essaient des diètes, pense Julie Artacho. « On accepte les gens de petite taille, et les gens très grands. Pourquoi ? » En longueur, mais pas en largeur, il semblerait.

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Quel est notre rapport à l’image, particulièrement avec tous les réseaux sociaux aujourd’hui ?

Julie Artacho dit ne pas avoir grandi avec Internet, et donc, ne pas avoir eu accès à différents modèles. Sa perception des réseaux sociaux tels que Instagram apparaît plutôt positive, alors que plusieurs études documentent un lien entre les suicides chez les adolescents et les réseaux sociaux. Or, selon elle, il faut garder le contrôle sur ce qu’on souhaite voir, et privilégier des personnes qui ne nous ressemblent pas nécessairement. « Il faut trouver des gens inspirants dans l’instant présent, et pas dans un idéal futur », pense-t-elle. L’idée de suivre des gens différents banaliserait la perception idéalisée, la curiosité, la différence. Il faut aussi arrêter de se comparer, et faire place à la diversité. Elle prône le pouvoir du moment présent, comme quoi il faut se concentrer sur son bonheur chaque minute de sa vie.

Elle dénonce, cependant, l’image donnée des gros dans les médias. « Ce n’est jamais une belle femme bien habillée. On ne montre jamais les gens à leur meilleur avantage, c’est toujours le pire scénario possible. » Une mise au point reste encore à faire à ce niveau selon elle.

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Quelles sont les solutions ?

La réponse première à l’obésité a été de blâmer les personnes obèses. Petit à petit la peur de devenir gros ou grosse, ou de le rester, a amené les gens à essayer diète après diète. Les médecins devraient plutôt prendre le temps de parler à leurs patients, de savoir quelles sont leurs habitudes de vie, et à partir de ça, proposer des pistes de solutions. 

Julie Aracho informe sur le fait que 97 % des diètes ne fonctionnent pas sur le long terme. La science le sait depuis longtemps ; depuis 1959, plusieurs recherches ont prouvé que 95 à 98 % des tentatives pour perdre du poids ne fonctionnent pas. Le deux tiers des gens qui essaient des diètes (Atkins, Weight Watchers, etc.) regagnent plus de poids qu’ils en avaient perdu. Perdre trois pour cent de sa masse corporelle résulte à un ralentissement de 17 pour cent du métabolisme. Le corps répond en créant davantage de ghréline, une hormone digestive qui stimule l’appétit, et en diminuant sa température interne jusqu’à ce que la personne retrouve son poids d’avant, ou même atteint un poids plus élevé.

La photographe regrette de constater qu’on ne va pas à la base du problème : « On dit à des filles de 150 livres de se trouver belles malgré une poche de gras sur le côté. À la base, si des filles de 150 livres ont peur de leurs cuisses, c’est qu’on vit dans une société grossophobe. C’est comme si on voulait régler le racisme à coup de ‘là il y a un noir à la télé’ ! » Il faut régler le rapport que la société a avec la grosseur en continuant de faire valoir la diversité corporelle. « S’aimer ne change pas le monde. Ça ne change rien aux commentaires entendus dans la rue ou dans les endroits publics. Un moment donné, mon amour propre n’est pas si fort que ça non plus », regrette-t-elle. 

Selon Julie Artacho, les changements se créent déjà. Par exemple, les rôles sont de moins en moins stéréotypés au cinéma, les publicités ne montrent plus seulement des femmes filiformes, mais plutôt une diversité corporelle, les magasins de vêtements tentent d’offrir du linge abordable pour tout le monde. Julie Artacho travaille présentement avec l’Aubainerie qui désire sortir une ligne de vêtements accessibles et abordables aux personnes avec un surpoids ou obèses. Les options d’aujourd’hui coûtent trop cher ou elles n’offrent pas le plaisir de s’habiller de manière stylisée et authentique pour une personne grosse.

Il y aurait aussi un gros travail de sensibilisation à faire. Comme n’importe quelle stigmatisation, ostracisme, marginalisation, tout prend du temps. La grossophobie est un nouveau terme et, selon Julie Artacho, il reste une incompréhension et une résistance à comprendre dans la société. « On est encore au stade où le monde ne veut pas croire que ça existe la grossophobie. », croit-elle.

sanstitre10.jpg © Julie Artacho

Pourquoi militer exactement ?

« Je milite pour les autres. Pour les filles qui m’écrivent sur Instagram pour me dire à quel point je les aide au quotidien. Pour toutes mes amies qui n’aiment pas leurs corps, et pour leurs enfants », répond Julie Artacho. Elle ajoute qu’elle ne fait pas cela en suivant un agenda secret et encore moinsdans le but de plaire à tout le monde. Elle sait que tous les goûts sont différents, elle-même ne trouve pas tout le monde attirant, mais elle considère que la cause est plus grande qu’elle. « Je ne fais pas ça pour que moi j’aille le droit d’exister, je fais ça pour que les autres sentent qu’ils ont le droit d’exister. », m’explique-t-elle. Elle souhaite tout simplement être un modèle.

Son combat est aussi féministe; elle veut que les femmes se sentent fortes et qu’elles arrêtent de penser seulement à leur apparence, parce que pendant qu’elles font ça, elles ne font pas pleines d’autres actions importantes et significatives.

Sources :

ANEB, https://www.anebquebec.com/aneb-ados/pdf/fr/troubles_alimentaires.pdf 

Étude américaine Cardiometabolic Disease Risk in Metabolically Healthy and Unhealthy Obesity: Stability of Metabolic Health Status in Adults,  https://highline.huffingtonpost.com/articles/en/everything-you-know-about-obesity-is-wrong/

INSPQ, Centre d’expertise et de référence en santé publique,  https://www.inspq.qc.ca/santescope/analyses/obesite 

La Presse,   http://plus.lapresse.ca/screens/88ace6f2-8a97-4c5f-bf73-dccecdc3605d__7C__qUV41ZiE3EJu.html

Magazine Châtelaine,  https://fr.chatelaine.com/opinions/grossophobie-je-ne-me-tairai-plus/

Santé et Services sociaux du Québec,  http://www.msss.gouv.qc.ca/professionnels/statistiques-donnees-sante-bien-etre/statistiques-de-sante-et-de-bien-etre-selon-le-sexe-volet-national/evolution-de-la-population-touchee-par-l-obesite/ 

Site de Julie Artacho, https://www.coeurdartacho.com/CONTACT-BIO

Site officiel de Gras Politique, https://graspolitique.wordpress.com/2018/05/14/important-la-grossophobie-entre-dans-le-dictionnaire/ 

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