Le commerce de l’ivoire représente-t-il une menace pour l’éléphant d’Afrique ?
De plusieurs millions au début du XXe siècle à environ 400 000 en 2015 : la population d’éléphants d’Afrique a longtemps été décimée par le braconnage. Plus de 60 % de ces décès étaient liés au braconnage en vue du commerce de l’ivoire, matière contenue dans la défense des éléphants, selon le Fonds mondial pour la nature. Basile van Havre, directeur général au Service canadien de la faune, environnement et changements climatiques Canada, n’est cependant pas alarmiste quant au sort des éléphants. « Le commerce de l’ivoire est en décroissance. […] Sans être en déclin, il n’est pas non plus à un point où il représente une menace pour l’espèce, dit-il. Les efforts des cinq à dix dernières années pour combattre le commerce illégal commencent à porter fruit (Entrevue téléphonique, le 17 septembre 2019). » Même son de cloche du côté de Robert Thomas, directeur des communications de l’organisation internationale Traffic, qui estime que « les éléphants d’Afrique ne sont pas menacés de disparition imminente (Échange de courriel, le 17 septembre 2019) ». Si plusieurs populations sont en santé, certaines sont plus menacées, notamment en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, reconnaît le spécialiste de l’organisation vouée à la conservation de la faune et de la flore. En 2015, l’organisation philanthropique américaine Vulcan prévoyait l’extinction de l’éléphant d’Afrique d’ici 20 ans. Le commerce international de l’ivoire est interdit depuis 1989.
Associated Press
Comment expliquer que la Chine soit la plaque tournante du commerce de l’ivoire ?
« Simplement parce que quelque chose est devenu illégal ne bloque pas la demande », répond sans détour Richard Thomas. Selon le Fonds mondial pour la nature, 70 % de l’ivoire légal et illégal se trouve en Chine. Il n’en demeure pas moins que dès le 1er janvier 2018, sculpteurs et vendeurs d’ivoire chinois – jusqu’à ce moment tolérés par le gouvernement – ont été forcés de fermer leurs portes avant la fin de l’année. La fermeture du marché intérieur de l’ivoire dans ce pays a provoqué un essor du commerce illégal de la matière dans les pays voisins, explique M. Thomas, faisant référence au Vietnam, au Laos, au Myanmar et au Japon. « Une étude de marché auprès des consommateurs commandée par Traffic a montré que les voyageurs internationaux en provenance de la Chine manifestent une plus grande propension à acheter de l’ivoire que d’autres types de personnes », affirme l’expert. Basile van Havre observe la volonté du gouvernement chinois, qui a récemment interdit le commerce d’ailerons de requin, de légiférer afin de protéger des espèces menacées.
Reuters
La fermeture des marchés de l’ivoire affecte-t-elle les populations d’Afrique ?
Bon nombre de pays non négligeables dans l’équilibre mondial ont légiféré pour interdire le commerce de l’ivoire sur leur territoire. Les États-Unis, à l’instar de la France, sont passés à l’acte en 2016, précédant la Chine. Récemment, neuf pays africains, dont le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire et l’Éthiopie, ont demandé à la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) de fermer tous les marchés de l’ivoire restants. La réponse internationale, généralement sensible aux demandes de l’Afrique, s’est matérialisée en une fermeture – sur le plan légal – de certains marchés de l’ivoire. « Cela a semé la consternation dans certains pays d’Afrique australe, qui ont généralement bien réussi à protéger leurs populations d’éléphants, ce qui est en soi un processus onéreux », croit Richard Thomas. Dans les faits, ces pays se retrouvent désormais dans l’incapacité de vendre leurs stocks d’ivoire, partie intégrante de leur économie. « Il y a certaines populations d’éléphants qui sont en croissance et qui ont des impacts majeurs sur les populations locales », rappelle quant à lui Basile van Havre. Pour preuve, lorsque des éléphants détruisent les récoltes d’un village qui dépend de l’agriculture, « c’est la survie du village qui est en jeu », lance M. van Havre.
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Qu’est-ce qui est si attirant dans l’ivoire ?
L’ivoire est exploité en raison de sa valeur considérable. Ce sont « ses qualités de grain fin, de couleur claire et crémeuse, de texture lisse et de lustre doux » qui en font un matériel convoité, selon Encyclopædia Britannica. Cette valeur traverse les époques parce que la demande en ivoire est encore forte. La population asiatique qui désire voyager et vivre en Afrique est croissante, tout comme sa richesse, selon Richard Thomas. C’est ce qui permet à ces personnes de se procurer des produits luxueux en provenance d’Afrique. « C’est un produit de luxe, pour démontrer sa puissance », précise Basile van Havre. « Certaines personnes pensent que les cornes de rhinocéros ont des vertus médicinales, mais ce n’est pas le cas pour les ivoires d’éléphants », ajoute-t-il.
National Geographic
Interdire le commerce de l’ivoire au Canada est-il une bonne idée ?
Au Canada, si le marché de l’ivoire est encore en partie légal, c’est parce que la matière provient surtout des défenses de narvals ou de morses, et non d’importations en provenance du continent africain. Seuls les Inuits possèdent le droit de chasser ces animaux pour se nourrir. Ils se servent de l’ivoire pour fabriquer de petites sculptures. Autrement, le narval est protégé par des accords internationaux sur le commerce. « C’est essentiellement un marché d’ivoire qui provient d’exploitation durable pour les populations autochtones », mentionne Basile Van Havre. Il précise que le commerce légal d’ivoire au Canada est trop « minuscule » pour que le gouvernement impose une réglementation, qui entraînerait un « contrôle » sur le marché plutôt qu’une régulation de celui-ci. À titre comparatif, au cours des 10 dernières années, c’est 5 kilos d’ivoire illégal qui ont été saisis au Canada, alors qu’en Chine, la quantité saisie s’est élevée à 5 tonnes il y a quelques années, selon l’expert. La taille du marché de l’ivoire au Canada n’est donc en rien comparable à celui de la Chine. Pour M. van Havre, les effets d’une réglementation seraient pratiquement nuls, considérant que l’essentiel du commerce de l’ivoire au pays représente « un marché que l’on voudrait voir conserver ». La Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages interdit l’importation (sauf dans de très rares cas) et la vente d’ivoire au Canada.
Reuters
Des marchés légaux de l’ivoire peuvent-ils s’intégrer aux réglementations en vigueur ?
Au même titre que certains États dans le monde tels que le Japon, la possession d’ivoire est légale dans l’Union européenne (UE) si elle répond à certains critères. Car bien que l’UE ait pratiquement fermé son marché de l’ivoire, un marché intérieur perdure. Les objets fabriqués avec de l’ivoire datant d’avant 1947 peuvent être commercialisés librement. Il est aussi possible de posséder de l’ivoire travaillé acquis entre cette date et 1990, année d’interdiction par la CITES, mais il faut détenir un certificat pour le prouver, précise Thomas. Or, une étude réalisée en 2018 par l’ONG Avaaz et l’Université d’Oxford a prouvé des failles importantes dans cette réglementation, car un cinquième des pièces qui circulent aujourd’hui seraient faits à partir d’ivoire obtenu après l’interdiction du commerce international en 1989. L’ivoire illégal est facilement blanchi puisqu’il n’est pas obligatoire de posséder un certificat pour les objets datant d’avant 1947, donc ayant une valeur historique.
Sources