Qu’est-ce que QAnon ?

Le samedi 27 octobre 2018, un homme lourdement armé entrait dans une synagogue de Pittsburgh, tuant onze personnes avant d’être arrêté. Parmi, les faits qui sortiront sur l’identité du tireur, plusieurs médias noteront qu’il exprimait son appui à QAnon, une théorie de la conspiration qui a embrasé les recoins sombres du web durant plusieurs mois. La théorie est apparue sur le forum anonyme 8Chan en 2017, un utilisateur affirmait alors avoir accès à de l’information classifiée du gouvernement américain. Sous le pseudonyme « Q », l’individu a publié plusieurs messages laissant croire à un complot élaboré émanant d’un « deep state » qui agirait en secret contre le président.

En appui à Donald Trump, ce phénomène s’inscrit dans les mêmes idées que le Pizzagate, une autre théorie où des conspirationnistes prétendaient pendant la campagne présidentielle de 2016 avoir trouvé un cercle de pédophilie lié au Parti démocrate, sous le couvert des autorités gouvernementales. « C’est comme une méta-conspiration, c’est une suite logique des histoires qui circulent depuis des années! Ça fait un moment que les conspirationnistes comme Alex Jones parlent des globalistes, une élite internationale qui contrôle la finance, les gouvernements, etc. », explique Jeff Yates, journaliste à Radio-Canada. (Entrevue téléphonique, 21 novembre 2018).

mikemacmarketing - FLICKR.jpg Photo: mikemacmarketing – FLICKR

Qui se trouve derrière ce phénomène?

À ce jour, aucune certitude n’existe sur l’identité de la personne derrière ces élucubrations, certains pensent qu’il peut même s’agir de plusieurs individus ou bien d’un État comme la Russie qui mènerait une opération de déstabilisation. « On saura probablement jamais qui est derrière ça, mais je ne pense pas que ce serait quelqu’un près de Trump. Quelqu’un qui joue ce rôle-là pour s’amuser, ce ne serait pas étonnant. Avec tout ce qui est arrivé en 2016, on ne peut pas non plus écarter l’hypothèse d’une opération russe », souligne Jeff Yates. La nature anonyme des réseaux utilisés pour propager la théorie rend très difficile, presque impossible, d’identifier la personne derrière cette histoire. Des internautes ont également pointé certaines similitudes avec la manière de fonctionner de Luther Blissett, cette personnalité créée de toutes pièces en 1994 par des anarchistes et utilisée par des centaines de personnes pour semer la zizanie.  

b2-26.jpg Photo: Martin Ouellet-Diotte

De telles théories peuvent-elles représenter un risque pour la société ?

Ces derniers mois, les antagonistes de ces récits conspirationnistes ont été pris pour cibles des juifs assassinés dans leur synagogue, des bombes artisanales envoyées aux critiques de Trump, des journalistes fusillés dans leur salle de rédaction… « La vaste majorité des gens ne vont pas faire quelque chose de violent pour ça, mais pour certaines personnes, se faire dire  à journée longue que les démocrates et les journalistes sont les ennemis du peuple, qu’ils sont en train d’essayer de détruire le pays, ils vont prendre ça au pied de la lettre et passer à l’acte », note Jeff Yates.  Cependant, l’expert en fausses nouvelles insiste sur le fait que la plupart des gens qui s’intéressent à QAnon considèrent probablement le tout comme une sorte de divertissement, un mystère virtuel à élucider. L’esprit de communauté, le sentiment d’appartenir à une bande, porte aussi le phénomène internet. « Les gens qui suivent Q et qui y croient se marquent comme ayant une identité séparée du reste de la population. Eux sont éveillés, eux connaissent la vérité. C’est très puissant. »

How_to_undestand_QAnon_posts_infographic.jpg Wikimedia Commons

Pourquoi est-ce que les gens croient à des conspirations comme QAnon ?

«Les conspirations pour certaines personnes, c’est réconfortant, explique d’emblée Jeff Yates.  Tu vois le chaos total dans lequel le monde est plongé, toutes les histoires politiques négatives sur Trump, les fractures sociales aux États-Unis avec les manifestations et tout ça, tu préfères te dire que tout ça fait partie d’un plan! » Le journaliste n’hésite pas à faire un parallèle avec l’origine de certaines idées religieuses qui cherchaient à expliquer les désastres, en réponse à un sentiment d’impuissance et une peur primordiale qui cherche à être apaisée.   «La peur, ça peut être basée sur des informations inexactes, mais elle reste subjectivement vraie! Ce n’est pas en bombardant ces gens-là avec des faits contraires qu’on va aller les chercher, c’est ça qui complique la chose. »

2gsjgnRrABT977TcKeaRb4hMxT7VdsgXe7GGjUrhB2XAqKFiQwRPyC6HKbqmCTTQ62Do5vGi1KYgiyRq9s1f8Bxtgs9Z83CuYcgse7BGBVGkgCd4cW.jpg 8Chan

Le climat politique y est-il pour quelque chose ?

 « Habituellement, les conspirations c’est contre les gouvernements… ce qui est intéressant avec QAnon c’est de voir que les gens participent à cette histoire-là qui est progouvernementale », relate l’expert des rouages de la désinformation. Avec un président américain populiste qui harangue les foules contre les médias, contre la «  corruption» des démocrates et de ses adversaires, le climat est propice à l’émergence et à la propagation de ce type de discours. « Il y a 30 ans si tu croyais que le gouvernement cachait des extraterrestres et que tu voulais trouver d’autres gens avec qui partager tes opinions, il fallait que tu trouves des magazines, des livres qui en parlent, un club qui en parle, mais là avec Facebook tu es connecté avec des gens partout dans le monde qui partage tes idées », explique Yates. À gauche ou à droite, de l’échiquier politique, les désillusionnés peuvent facilement tomber dans le panneau d’une explication facile.  « La proie de cette conspiration-là c’est les gens qui ne se reconnaissent plus dans la politique et les institutions, qui trouvent que le système ne parle plus leur langue. »

Portfolio Review A (8).jpg Photo: Martin Ouellet-Diotte

Est-ce que la frontière entre la toile et le réel s’est effondrée ?

«Pour moi, voir dans un rallye de Trump, à CNN, quelqu’un avec un t-shirt Q, ça devrait nous dire quelque chose », remarque Jeff Yates.  L’effritement de cette frontière est bien enclenché depuis un moment déjà, et n’est pas en voie de se résorber. Déjà, lors des Printemps arabes et du mouvement Occupy, plusieurs grands mouvements de masse sont partis du web vers la vie réelle. Pensons par exemple aux activistes d’Anonymous, dont les masques ont rapidement envahi les rues des grandes villes en marge des cybermanifestations. Pour QAnon, l’étendue de la théorie conspirationniste est au ralenti, mais pas sans avoir fait de grands pas vers la fleur de lys  « On le voit débarquer au Québec, et c’est fascinant, car c’est une conspiration américaine! Ça montre un peu que le web c’est comme le Far West : il n’y a pas de frontières », conclut le journaliste.

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